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VIVE LE QUÉBEC
FÉMINISTE ! (à la fin, un commentaire sur des publicités sexistes vues à Montréal) Le Québec, terre promise du féminisme ? Cest ce que je pensais en menvolant vers Montréal, fin août 2002, pleine dadmiration pour ces « Québécoises deboutte », expression que je lisais dans les publications féministes des années soixante-dix. Cétait la première fois que je me rendais au Québec, invitée par le Conseil du statut de la femme, à loccasion de la publication dun numéro spécial de La Gazette des femmes sur le thème « Vaut-il mieux être femme en France ou au Québec ? » Réponse, certes argumentée, mais selon moi un peu trop diplomatique : « Match nul ». Même si jai perdu quelques illusions, jestime toujours, dussé-je faire augmenter le nombre des 3 000 Français-es qui sy installent chaque année, que la balance penche en faveur du Québec. Après des siècles de conservatisme catholique et de familles très nombreuses, la modernisation de la société québécoise a été si rapide depuis les années soixante que la France, avec son machisme et ses inégalités solidement ancrés, me semble dépassée. UN FÉMINISME DÉTAT Le Québec ! Imaginez un pays de 7 millions dhabitants où on parle français, un français vivant et sensé. La ministre, la députée, ou lécrivaine ne suscitent pas de réactions machistes, quil sagisse de leur titre ou de leur personne. Quand des femmes compétentes exercent des fonctions, elles sont, sil y a lieu, critiquées à propos de leur action et non attaquées sur leur apparence physique ou sur leur sexualité présumée. Aucune autorité ne tente de les nommer au masculin ; dès mon retour en France, japprends que le cabinet dun ministre du nouveau gouvernement a diffusé à ses services des « consignes impératives », parmi lesquelles « plus de féminisation dans les titres, reprendre Madame le Ministre, Madame le Député » Curieusement, des titres officiels québécois conservent des expressions des années soixante, comme « condition féminine » ou Conseil du statut de « la » femme, alors quen Europe on emploie plutôt droits des femmes, égalité, ou égalité des chances. Les réalités que recouvrent les titres québécois sont pourtant des plus modernes. Il sagit de ce qui est appelé féminisme dÉtat, cest-à-dire un ensemble de structures unique au monde ; on peut trouver lune ou lautre dans tel ou tel pays dEurope, mais leur rassemblement leur donne une efficacité remarquable. Quel contraste avec la France où le féminisme est presque toujours vu comme ringard et dépassé ! Le Conseil du statut de la femme (CSF) est un organisme public, qui a toujours été présidé par des femmes à forte personnalité ; après Diane Lemieux, aujourdhui ministre dÉtat à la Culture, la présidente actuelle, Diane Lavallée, est une ancienne syndicaliste très connue : quand elle avait une trentaine dannées, elle a présidé la Fédération des Infirmières du Québec, et elle a unifié les trois syndicats que comptait cette profession. Le CSF est composé de dix membres nommés par différents groupes (associations de femmes, universitaires, syndicats). Il dispose dun personnel qualifié et nombreux (64 personnes), dun budget annuel de 4 millions de dollars (1 dollar canadien = 0,80 euro) et dun centre de documentation très bien fourni. Il publie depuis 1979 La Gazette des femmes, magazine féministe bimestriel de bonne tenue, destiné au grand public, tiré à 25 000 exemplaires et vendu en kiosque. Le CSF décerne depuis 2002 un prix annuel, ISO-familles, qui récompense une entreprise ayant pris des mesures facilitant à ses employé-es la conciliation travail-famille. Chaque prix est doté dun parrain et dune marraine : en 2003, il sagit de Gilles Taillon, président du Conseil du patronat, et de Claudette Carbonneau, présidente de la CSN, important syndicat présidé par une femme pour la première fois de son histoire. Le Conseil entretient des relations avec des chercheuses et des universitaires les études féministes ont une place reconnue, par exemple la chaire Claire-Bonenfant, à lUniversité Laval (Québec), dirigée par Pierrette Bouchard. Il leur commande des rapports, afin de préparer des décisions politiques du gouvernement. Ainsi, un excellent rapport, dû à Ginette Plamondon, a été publié en mai 2002, sur un sujet qui donne lieu à des débats animés : la prostitution ; comme en Europe, les féministes sont divisées entre celles qui voudraient une reconnaissance du métier de « travailleuse du sexe », et celles qui dénoncent ce fondement de la domination machiste. Le rapport présente les différents aspects du problème, ainsi que les positions en présence. Quand le sujet est plus consensuel, lauteure présente des propositions plus précises. Le gouvernement comprend une ministre à la Condition féminine (actuellement Linda Goupil, qui est aussi ministre d'État à la Solidarité sociale, à la Famille et à l'Enfance), et les services officiels sont dirigés par une sous-ministre (Pauline Gingras), dont le titre équivaut en France à directrice dadministration. Des subventions sont accordées aux associations féminines et féministes qui sont très nombreuses : au centre de documentation de la Maison Parent-Roback, à Montréal, on tient à jour une liste qui en comprend un bon millier. La Marche mondiale des femmes, qui sest déroulée en 2000 sur les cinq continents, et au cours de laquelle des millions de femmes ont marché contre la pauvreté et les violences faites aux femmes, avait été lancée et organisée par la Fédération des femmes du Québec, sous la présidence de Françoise David, à laquelle a succédé Vivian Barbot. Françoise David travaille aujourdhui dans un organisme, « Au bas de léchelle », qui aide des travailleurs (surtout des femmes) non qualifiés et non syndiqués. À ce paysage féministe, sajoutent les commissions femmes des syndicats ; certes, les travailleuses ne se disent pas toutes féministes, mais elles ont conscience de leurs droits et sorganisent contre le harcèlement au travail ; le taux de syndicalisation (40 % dans le public, 28 % dans le privé) est bien plus élevé quen France. Ces commissions ont lutté pour obtenir le congé de maternité, puis le congé parental, ainsi quun développement des garderies. AVANTAGES COMPARÉS Cela progresse : dans les garderies dites « à cinq dollars », soit le prix quotidien par enfant, le nombre de places est passé en cinq ans de 82 000 à 150 000, mais il reste bien inférieur aux besoins. On envie les crèches françaises qui naccueillent pourtant que 17 % des enfants de moins de trois ans dont les deux parents ont un emploi (28 % vont chez une assistante maternelle agréée ; il en reste la moitié dont les parents doivent se débrouiller, souvent avec une nourrice non déclarée). On envie aussi les allocations familiales, ou les réductions aux familles nombreuses, qui procèdent pourtant dune politique nataliste et non féministe, de même que le plus long congé de maternité, ou la possibilité de prendre un congé parental de trois ans, non payé mais avec la garantie (en principe) de retrouver son emploi. On envie aussi les vacances : quel luxe que les cinq semaines de congés payés des salariés français, alors que les Québécois nont que deux ou trois semaines, et seulement après plusieurs années dancienneté ! Quant aux Françaises, elles pourraient bien envier un pays où en cas de divorce les pensions alimentaires sont fixées en fonction du salaire et où elles peuvent être retenues à la source par lemployeur du débiteur (en France, 30 % des pensions alimentaires ne sont jamais payées et au moins autant le sont irrégulièrement) ; un pays où saffirme une volonté politique que des femmes soient embauchées à des métiers non-traditionnels ; où la revendication ancienne « à travail égal, salaire égal », devenue « à travail équivalent, salaire égal », sest traduite par une loi sur léquité salariale, dont la mise en place complexe se poursuit ; au contraire en France, où la différence entre les salaires des hommes et des femmes pour un travail équivalent est la même quau Québec, autour de 20 % , on ne constate ni révolte chez les intéressées ou les responsables syndicaux, ni volonté politique très affirmée de mettre en uvre les lois dégalité professionnelle. Étant donnés ces avantages québécois, on comprend que la menace dun changement politique ait de quoi effrayer : alors que les deux partis qui alternaient au pouvoir ne remettaient pas en cause le féminisme dÉtat ni les services sociaux dont bénéficient notamment des femmes pauvres et des victimes de violences, un nouveau parti, lADQ, pourrait profiter de la désaffection du public vis-à-vis de la politique « traditionnelle » ; or ses positions représentent, selon beaucoup de mes interlocuteurs, un danger certain pour les acquis des femmes. Les élections doivent avoir lieu au cours de lannée prochaine Avant de passer aux critiques, encore quelques heureuses suprises pour une Française. Au Québec, on respecte les féministes, et on honore les grandes femmes de lhistoire ; « Je me souviens » est la devise de lÉtat, affichée sur les plaques de voiture. Par exemple, près du Couvent des Ursulines, dans la vieille ville de Québec, une sculpture représente une main de femme ouverte et tenant une plume : elle honore les religieuses qui ont consacré leur vie à l'instruction et à l'éducation des jeunes filles du pays. Autre exemple, à Montréal, le bâtiment de cinq étages regroupant les « têtes de réseaux » du mouvement des femmes a été ouvert, sur fonds publics, après une campagne dont le slogan était « Un toit pour toutes, une fois pour toutes » ; il porte le nom de Maison Parent-Roback, du nom de deux grandes féministes et syndicalistes contemporaines, Madeleine Parent et Léa Roback, et il a été ouvert de leur vivant. Il comprend un riche centre de documentation qui invite au dépôt darchives avec ce slogan « Faites un présent au futur ! », et il abrite aussi les éditions féministes du Remue-ménage, fondées en 1976. Autres sujets démerveillement : imaginez un pays où un homme gagnant moins que sa femme ne se sent pas pour autant déshonoré ni diminué ; où des hommes se disent féministes ; où en général le mot féministe nest pas un « gros mot » ; quand je me présentais, au hasard de rencontres, comme une féministe française, loin dinsinuer que jétais frustrée ou mal-baisée (insulte si banale en France), on madressait des encouragements, avec cette définition pertinente : « Vous êtes pour les droits des femmes. » Imaginez un pays où lorganisme officiel quest le Conseil du statut de la femme prépare pour 2003 un colloque intitulé : « Que serait le Québec sans les féministes ? » Quand on pense à la situation des associations féministes en France, à leur manque de reconnaissance, à leur pauvreté, à limmense travail quelles accomplissent, notamment en matière daccueil aux victimes de violences sexuelles, aux menaces qui pèsent sur leurs subventions depuis larrivée au pouvoir du gouvernement de droite, en mai dernier Imaginez un pays où il existe une émission de télévision quotidienne et féministe dune demi-heure, très suivie, sur une chaîne câblée ; elle sappelle « Les copines dabord », et elle est animée par des femmes dâge différent, chaleureuses et pleines dhumour. Isabelle Maréchal et ses « copines » my ont accueillie, et lémission sera diffusée le mercredi 25 septembre (à 18h30 et à 22h30, sur Canal Vie). Imaginez un pays où dans la rue les comportements des hommes envers les femmes sont normaux. Du moins, cest ce que jai constaté pendant ces quelques jours, et cela ma semblé reposant : pas de ces regards lubriques, allusions obscènes ou propositions salaces, pas de ces agressions, verbales ou gestuelles, qui sont si courantes dans le pays qui se prétend celui de la galanterie et dans lequel le machisme est si complaisamment toléré. Il ne faudrait pas en déduire que les violences sexistes aient disparu du Québec. Comment ne pas être conscient de leurs ravages, dans un pays où on commémore chaque année le massacre de la Polytechnique du 6 décembre 1989 : dans cette école dingénieurs de Montréal, un homme avait tué quatorze femmes en déclarant : « Je hais les féministes ». « ON PEUT MIEUX FAIRE » Quelques épines dans ce bouquet : jai noté une certaine hypocrisie dans le vocabulaire, par exemple la dénomination d« aidants naturels » à propos de laide apportée aux personnes âgées : celle-ci est surtout le fait de femmes de leur famille, ce qui est plutôt un phénomène culturel ! Une institution très répandue, celle des danseuses nues, dans des bars dont la façade présente des images obscènes visibles de la rue. Des pages de journaux sont pleines de petites annonces pour des agences descorte, qui recouvrent des offres de prostitution, alors que la loi interdit le proxénétisme, ainsi que le racolage, appelé sollicitation. Ma plus grande désillusion porte sur la publicité sexiste, qui est très répandue en France et qui avait disparu du Québec, mavait-on dit, depuis les années 90. Hélas ! elle a réapparu. Les prix Émeritas et Déméritas, décernés par le Conseil du statut de la femme à partir de 1979, ont été supprimés dix ans plus tard quand on a cru le problème résolu. Résultat : on peut voir dans les rues de Montréal des affiches pour un centre commercial ; une femme nue est assise sur un tapis rouge, avec pour slogan « Je nai quun seul complexe, le Complexe les Ailes », du nom du centre. Dautres vantent un jus de tomate avec ces mots : « Désolé, option vierge non disponible ». Et ce ne sont pas les seules Mais une « meute » vient de se fonder pour lutter contre la publicité sexiste, avec des féministes pleines dénergie et de mordant ! Chez les nombreuses femmes remarquables que jai eu la chance de rencontrer, le trait de caractère que jai préféré est quelles sont conscientes des améliorations nécessaires. Je rentre à Paris, jallume la radio et jentends sur France-Culture un journaliste connu, Alexandre Adler, spécialiste de géopolitique, se féliciter quen France les relations entre hommes et femmes soient bien meilleures que dans dautres pays. Cest en effet une opinion répandue, surtout chez des hommes, comme si la comparaison ne devait se faire quavec lIran ou lAfrique du sud ; cela explique pourquoi en France si peu de personnes travaillent à changer une situation prétendument excellente. Au Québec, où celle des femmes est lune des meilleures du monde, où les actions des féministes sont reconnues à leur juste valeur, je nai rencontré personne qui sen contentât. On peut mieux faire, ma-t-on répété, et les idées ne manquent pas, comme je lai constaté, ainsi que les gens compétents pour les mettre en uvre. Dans ce pays si accueillant, le mot que jai entendu le plus souvent est quel symbole ! plaisir. Chaque fois que je remerciais, on me répondait : « Ça me fait plaisir ». Et à moi donc, quel plaisir cela me fait de dire merci au Québec ! Florence Montreynaud, 11 septembre 2002 |