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Action n° 7
Galeries Lafayette

Page 1 sur 5 : Analyse du catalogue hiver 2001-2002

par Hélène Marquié, fév. 02

L'utilisation de l'image des femmes victimes de violences, et de l'imaginaire de cette violence est récurrente dans l'actuelle politique (c'est bien de politique dont il s'agit) publicitaire des Galeries Lafayette.
Le catalogue de cet hiver 2001-2002 présentait les tendances sous la rubrique "Rebelles chic et (ou) romantique" : "Hier en contradiction, aujourd'hui en symbiose, l'ultra-féminin s'inscrit dans ces deux tempéraments et se trouve célébré dans ces pages par Paolo Roversi et Greg Kadel".
Que "célèbrent" donc ces deux photographes (hommes, la parité étant, on le sait, très loin d'être réalisée dans le monde machiste de la photographie de mode) ? L'ultra-féminin, entre la fragile femme-enfant "romantique" et victime prédestinée, et la femme rebelle, ici présentée comme néanmoins vulnérable. On peut dès l'abord noter que ce qui nous est présenté comme un changement (opposition hier-aujourd'hui), n'est que la reconduction d'une imagerie traditionnelle, particulièrement développée à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. Il n'y a pas lieu d'opposer "contradiction" et symbiose", puisque de tout temps les 2 images ont fonctionné de façon symbiotique, c'est-à-dire dans une alliance "à bénéfice réciproque". Le bénéfice de cette complémentarité revenant à subordonner les femmes à des images et à des rôles qui les inscrivent dans un ordre de domination, tout en affirmant que cet ordre est naturel. Il s'agit d'inciter les femmes à être "ultra-féminines", et à oser affirmer leur véritable "nature". Le texte qui explicite la démarche pédagogique des Galeries Lafayette est révélateur à ce propos (p. 22) : "pour la première fois un grand magasin va dispenser des LEÇONS DE MODE […] : les néo-romantiques et les nouvelles rebelles. […] Mais surtout vous allez apprendre à les porter […] des leçons de mode et de bon goût […] continuer avec vous cette recherche de bon look". Leçons explicites et implicites de ce qui est bon, vrai, et juste. Plus loin le ton se fait flatteur et complice : ""Hier en contradiction, aujourd'hui en symbiose, l'ultra-féminin s'inscrit dans ces deux tempéraments et célèbre ce que nous sommes au fond : de belles re-belles". Complicité d'un pseudo discours de femme à femme, qui prétend révéler une vraie nature, que sans doute "on" nous aurait contraintes à dissimuler : celle de la féminité.
Et à quelles représentations de cette "vérité en nous" sommes nous confrontées ?
L'accent est mis d'emblée sur la face "romantique", dont le contenu est sensiblement différent de ce que l'on imagine traditionnellement sous ce terme. Pas de mannequin en robe longue rêvant devant un coucher de soleil. Le décor est celui d'un univers glauque, de lieux clos, aux lumières verdâtres, une ambiance de polar, où de frêles héroïnes, femmes-enfants, semblent offertes plus ou moins volontairement aux fantasmes et aux sévices. Le titre ("Rebelles chic et (ou) romantique") est ainsi repris sur une page, écrit comme un tag vermillon sur un mur d'intérieur passablement lépreux. La référence à un fait divers et à l'inscription murale sanglante ne peut être fortuite. La série de photographies et les commentaires de stylistes impose l'équation : être romantique, c'est être fragile, s'offrir en victime. C'est une esthétisation des postures de soumission et des stigmates de la violence qui est mise en place. L' "ultra-féminin" … se situerait donc là.
"Le romantisme représente pour moi une douceur évanescente, discrète et fragile empreinte de poésie" dit la styliste Isabel Marant. Et que voyons-nous ? Une jeune fille assise de trois-quarts, le dos légèrement affaissé. Un bustier noir plus qu'échancré laisse échapper les deux seins, l'aréole à peine dissimulée par une chemise blanche dégrafée (sur une autre photo, elle apparaît nettement). Si le bustier évoque les héroïnes de Sade, le collant à mailles gigantesques fait référence aux liens dont Bellmer ligotait ses modèles. Le corps est sans tension, les mains sont glissées entre les cuisses, dans une étrange façon de soutenir le sac à main. La peau est très pâle, presque livide. La tête est légèrement tournée vers nous et inclinée. Sans tonus, le corps est disposé plus qu'il ne se pose. Les joues sont creusées et rougies comme par la fièvre, les yeux largement cernés, la coiffure en désordre. Tout donne à cette "Lolita" (les références et les citations ne manquent pas à ces représentations) un air maladif. Le regard est vague, légèrement dirigé vers le haut, dans une expression de résignation.
La série "romantique" décline ce fantasme d'une femme (cuisses ouvertes et poitrines généreuses), réduite à des comportements et des postures d'enfant victime, et surtout soumise (on se demande où est la symbiose avec une quelconque rebelle). Les mêmes éléments sont déclinés :
- environnement glauque et lumière verdâtre
- peaux blafardes, visages fiévreux, joues creuses, yeux cernés, maquillages faisant ressortir des paupières gonflées
- cheveux décoiffés
- regards vers l'objectif, mais toujours déviés, fuyants, vagues
- postures affaissées, dos légèrement voûtés, postures de soumission et d'humiliation
- mais aussi postures "d'offrande", poitrines et entrecuisses ouvertes
- les bras tombant entre les jambes, sans aucune tension, semblent à la fois souligner le dérisoire d'une velléité de protection ou de dissimulation, et vouloir attirer l'attention
Le plus explicite des tableaux est sans doute celui qui nous montre une jeune femme en tenue d'écolière agenouillée devant une chaise dont l’un des pieds est placé entre ses cuisses dénudées. Elle s'appuie par ses avant-bras sur le plateau, le buste tendu vers l'avant pressé contre la chaise, la tête légèrement rejetée en arrière, les yeux et les paupières gonflés. Victime consentante d'on ne sait quels abus et humiliations.
Sans faire une analyse détaillée, on peut noter que les figures "rebelles" sont loin de remettre en question ou de contrebalancer les "romantiques". Ces "rebelles" ont beau être vêtues de cuir, elles n'en sont pas moins en grande partie dénudées. Loin d'être agressives, leurs attitudes sont celles de victimes d'agression : corps en arrière, bras protecteur devant le visage, têtes qui se détournent, regards dissimulés derrière une mèche, etc. Comme précédemment, leurs jambes semblent n'avoir aucune utilité, si ce n'est de diriger le regard vers le sexe. Aucune n'est représentée debout, sur ses deux jambes.
"Rebelle et/ou romantique, la femme s'affirme tout en gardant sa sensualité et sa féminité" nous apprend John Galiano.
Ce que l'on veut nous faire croire, c'est que l'affirmation des femmes passe par la revendication des stéréotypes les plus éculés. L'image qu'on veut faire passer, c'est celle de la femme violentée qui serait drôle, esthétique, romantique, ou sensuelle, qui s'affirme et affiche fièrement les traces de sa soumission, voire de ses coups. Et cette image serait celle de la femme FÉMININE. Le discours est actuellement décliné dans tous les médias - de la presse féminine populaire aux luxueux magazines de mode, des articles de psychologie vulgarisée populaires aux communications d'un certain milieu intellectuel qui ne craint pas de se référer aux lieux les plus communs, dans la publicité, la culture "de masse" comme la culture qui se veut "d'élite", etc. Discours et représentations banalisent l'oppression et l'exploitation des femmes, en l'exhibant sous divers alibis (le plus courant étant celui de l'artistique), tout en niant par ailleurs la réalité de cette oppression et de cette exploitation. Et surtout ils renforcent les mécanismes de l'aliénation, par une légitimation des processus de domination – et notamment de la violence – qui ne passe plus par l'affirmation d'un droit (celui du plus fort, le droit divin, l'autorité patriarcale …), mais prétend trouver sa source dans les aspirations même des femmes à construire leur identité et leur autonomie.
Il s'agit de faire passer la soumission pour un stade avancé d'émancipation. Quitte à le justifier par la "Nature" : "le masochisme - disait Freud - est authentiquement féminin". Les Galeries Lafayette nous proposent de célébrer "ce que nous sommes au fond", et de retrouver "l'ultra-féminin".
Et si, en cherchant bien au fond de nos identités multiples, nous retrouvions "l'ultra-féminisme